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mardi 24 novembre 2009

No man's land

* Bien avant qu'on se soit perdus
Bien avant qu'on n'ait rien gagné

Bien avant les coups de massue

Je savais déjà tout ce que je sais *



J'aimais beaucoup l'appartement de Malo. Suffisamment grand, clair, lumineux. Il y régnait une sérénité entre les murs blancs et vierges. C'était un endroit neutre, une parenthèse au milieu d'un quartier délabré, au milieu de ma vie en lambeaux. J'y posais mes valises et j'y oubliais tout.

Malo me proposait parfois de sortir prendre l'air. J'acceptais du bout des lèvres, pour lui faire plaisir. Mon air, c'était ici que je le prenais, entre ses affaires éparpillées, rassurée chaque fois que j'ouvrais les yeux sur un objet qui lui appartenait. Je n'avais plus peur car chaque parcelle de son salon me rappelait qu'il était là. Et même lorsqu'il était absent, il me suffisait de caresser son armoire pour me souvenir.

L'appartement de Malo n'était pas qu'un appartement. Il était Malo tout entier, sa partie pour son tout, ce qui restait toujours, tout le temps, le côté tangible de mon amour toujours parti.

Ce que je préférais, chez Malo, c'était sa fenêtre. Je pouvais y rester des heures entières, à faire semblant de regarder la rue étroite en contrebas, ou le chat du voisin couché sur la terrasse. Je faisais semblant, oui, parce que je m'en foutais bien de ces trottoirs miteux ou du chat du voisin. J'attendais que Malo me rejoigne, qu'il se colle à mon dos pour devenir mes ailes, qu'il m'embrasse et me dise qu'on pouvait partir, tout les deux, qu'on n'avait plus besoin de son appartement pour s'y aimer, se retrouver, et que je n'aurai plus à m'accrocher au lit parce qu'il serait toujours à mes côtés, qu'il serait la partie pour le tout, le tout pour la partie, qu'il serait à présent par son corps l'architecture et par ses mains mes parenthèses.

Malo ne m'a jamais rejointe au bord de la fenêtre.
Et chaque fois qu'il claquait la porte sur mon no man's land, un séisme brisait ma colonne vertébrale et fissurait l'argile qui recouvrait ma vie.

lundi 23 novembre 2009

Déchet

Je me souviens de tous les détails.

Les murs étaient blancs mais à bien y regarder, là, à la jointure au niveau du plafond, on pouvait voir que la peinture avait jauni. Je me souviens m'être dit que sans doute il fumait. Il y avait aussi une fissure dans le coin gauche de la pièce. Elle devait être longue ; il l'avait maladroitement cachée sous un poster d'Iron Maiden, mais les dernières fourches de la cassure grimpait jusque là-haut.

Quoi d'autre encore?

Le ciel. Gris. Sombre. Une fin d'après-midi d'hiver. Il avait fait moche toute la journée et je voyais par la fenêtre la lumière tomber de plus en plus. Il devait être dix-huit ou dix-neuf heures. Et je ne savais pas depuis combien de temps j'étais là. L'horloge au-dessus de la porte ne marchait plus ; la grande aiguille butait irrémédiablement contre le douze, comme agitée d'un tic nerveux.

Je me souviens encore de l'étagère au-dessus de ma tête. Je voyais les livres, couchés à l'horizontal, et je devais me concentrer pour lire les titres à l'envers. Quelques mangas. Un classique. Rousseau, je crois. Une nouvelle d'Henri Miller. Je n'ai pas d'à priori, d'habitude, mais cette fois j'ai été surprise.

Il y avait aussi une ampoule qui pendait au bout de fils électriques dénudés. Des bouts de scotch sur un mur. Des gros cartons, au dessus de l'armoire, barré d'un autocollant "Fragile". Une page de magazine, grossièrement arrachée et placardée près de la fenêtre. Un clou. Des écailles. Du vide.

Je me souviens de tout, voyez-vous. Je me souviens surtout de sa peau rêche.

Je leur ai tout dit, tout ça. Donné tous les détails, toutes les informations. Mais ils m'ont répondu que ce ne serait pas suffisant pour l'arrêter.

vendredi 20 novembre 2009

Versus - Rodrigo Garcia

* Petit extrait d'une pièce avant de partir en week-end post-traumatique *

On peut tomber amoureux de n'importe qui n'importe quand. Ce qui discrédite l'idée romantique que l'on se fait de l'amour.

C'est un besoin qu'il faut assouvir, comme la soif.

La tâche de l'amoureux est alors double : se supporter lui-même et l'autre aussi, mais il semble que ce soit plus tolérable que de vivre sans amour.

L'amour est tellement important, tellement nécessaire, que peu importe l'autre. L'amour exclut l'être aimé. L'amour s'impose comme quelque chose d'abstrait, et on se fiche de savoir qui on aime.

Quand on marche dans les ténèbres, on s'accroche au premier rayon de soleil venu.

Quand tu es dans la dèche, tu ne fais pas la fine bouche, tu sors et tu chopes ce que tu trouves.

Reste ensuite à s'auto-convaincre : te dire à toi-même que c'est de l'amour et que cette personne sur qui tu es tombé et que tu as fait entrer chez toi est effectivement un rayon de lumière.

Dans 90% des cas, on découvre en moins de 72 heures qu'en fait cette personne n'était pas vraiment ce qu'on pourrait appeler un "rayon de lumière".

Parfois, tu ramènes chez toi des gens qui ajoutent encore plus d'obscurité à l'obscurité, et ils rendent l'obscurité tellement dense que tu pourrais la prendre dans ta main, la serrer fort, et la faire couler.

Mais, le temps passant, l'amoureux chronique transforme à nouveau la personne censée être l'objet de son en amour en rayon de lumière, dans ces moments de désespoir, quand on a besoin de compagnie humaine.

Aucun être n'éclaire la vie d'un autre, c'est comme ça et me faites pas chier.

Tout ça c'est des mensonges, parce qu'on a peur de crever tout seul.

On invente tous des rayons de lumière qu'on attribue à des personnes vulgaires et dégoûtantes, incapables de penser à autre chose qu'à elles-mêmes, et presque toujours il s'agit d'hommes et de femmes impitoyables tellement ils sont bêtes, impitoyables sans intention de l'être.

Quand je parle de ça, en général, je me retrouve tout seul : il y a ceux qui vont aux toilettes et ne reviennent jamais, ou ceux qui tout à coup se rappellent qu'ils avaient un rendez-vous ou un truc à faire avec leurs gosses.

C'est pareil quand, dans les moments de fragilité, on fait confiance à des inconnus.

Ils me répugnent, ces gens tellement en manque d'affection qu'ils se livrent au premier inconnu qui passe et qu'ils en arrivent même à trahir leurs proches.

Ils tombent sur un inconnu qui se la joue sympa dans un bar et ils lui racontent des choses de leur vie qu'ils ne devraient jamais raconter à un étranger, et puis ils l'invitent à dormir chez eux, ils l'autorisent à donner son avis sur des questions privées, et ils finissent pas lui confier le numéro de leur compte en banque.

Pourtant nul n'est censé ignorer que, pendant les quatorze ou seize premières heures, tout le monde est charmant, sauf qu'au bout d'un moment le soufflé finit par retomber.

Ensuite, les voilà qui se moquent quand ils lisent dans la presse des histoires d'arnaques niveau maternelle. J'arrive pas à croire qu'on ait pu arnaquer quelqu'un avec un truc aussi évident, ils disent. Alors qu'ils viennent de déballer leur vie au premier connard croisé dans un bar.

Je préfère avoir affaire au salaud qui m'a fait chier toute ma vie qu'au premier inconnu qui un soir, bourré ou camé, veut se faire passer pour un type honnête et sympa, cultivé, intéressant.

Mieux vaut être affligé par la malveillance familière plutôt que de découvrir de nouvelles malveillances et en crever de rage ou d'angoisse.

Je suis justement en train de lire un livre qui parle de ça. Il s'intitule : Je préfère que ce soit Goya qui m'empêche de fermer l'oeil, plutôt que n'importe quel enfoiré.

samedi 14 novembre 2009

Come on baby put out my fire.


* J'ai reçu ce matin la lettre où tu m'écris
De prendre soin de moi et je t'en remercie

Que tu vas me reviendre et tout ça et qu'on s'aime

"Et arrose les fleurs une fois par semaine" *



C'est fini.
J'ai éteint l'incendie à coups de bombes lacrymogènes
qui ont consumé les derniers carburants
réduit mes dernières cendres à néant.

J'ai même arrêté de fumer.
Tout d'un coup, l'odeur des cigarettes est devenue insupportable
et leur goût sur mes lèvres était comme un cadavre.

Ca va.
Je crois que ça va.
J'ai encore quelques hoquets de toi, parfois
au détour d'une adresse, d'une rue ou d'un métro
d'un lit, d'un disque
au détour d'une commande au japonais d'en bas
quand le sushi saumon prend soudainement le goût de toi.

Je te promets
je te promets d'être sage
de vivre calmement ma vie sans plus jamais briser ma cage
de m'envelopper d'ennui
et d'attendre la fin
et ne plus escompter de trop grands lendemains.

Je te promets
je te promets de me résoudre
aux feux de paille sans coup de foudre
aux incendies mathématiques
au bonheur au rabais, aux tactiques
Je te promets de renoncer
de me laisser faire, d'être aimée
de me laisser toucher
et de céder ma place près de la gazinière.

Je te promets tout ça et tout ce que tu veux
mais ne m'étincelle plus
si tu as peur du feu et de son étendue

Tu as été ma dernière chance
Tu as été mon dernier don
Tu as été mon incinération.

[SPOILER] Kroum l'Ectoplasme


* Mais aujourd'hui, je ressens l'ivresse du voyage, la liberté et le dégoût de la réalité et du quotidien... Je sais que tu connais ça.
Gros, gros bisous.
Matthie *


TOUGATI - Kroum, je veux guérir, je veux guérir! Ce que j'ai connu jusqu'à présent, ça ne s'appelle pas vivre. Je me suis juste préparé, je n'ai fait que des projets, non, ça ne s'appelle pas vivre, ça ne s'appelle pas vivre. (tout bas) Plus je vais mal, plus je m'accroche à cette misérable existence. Comme une mouche à son tas d'ordures. Lamentable. (il pleure doucement) Qu'est-ce qu'on ne doit pas avaler avant de rendre l'âme! (un temps. Il s'arrête de pleurer) Et dehors? C'est le printemps? Evidemment! Si je suis à l'hôpital, comment est-ce que ça ne serait pas le printemps dehors?

KROUM - Il fait froid et gris. Un temps de chien.

TOUGATI - Arrête, je peux voir le soleil d'ici.

KROUM - Les nuages sont déjà en train de le couvrir.

TOUGATI - Le nombre de choses que je vais perdre si je meurs.

KROUM - Rien du tout.

TOUGATI - Oh, si, si!

KROUM - Tu ne perdras rien, Tougati, crois-moi? Regarde-nous, regarde notre vie, regarde tout ce temps que nous allons encore tirer - qu'est-ce que tu perds ?! Regarde notre quartier pourri. Nos femmes. Pense combien nous peinons pour gagner de l'argent, pour obtenir un petit quelque chose en plus ; pense à nos minables existences, qui manquent tellement de charme, de beauté, d'amour, oui, cet amour qu'on ne nous a pas appris à prendre même quand il nous est donné ; tu oublies toutes nos vaines agitations, nos quêtes interminables dans la nuit, nos éternelles hésitations - qu'est-ce que tu perds ?! Mais qu'est-ce que tu perds, Tougati ?!

TOUGATI - (sa voix se fait de plus en plus faible) Je perds, je perds...

KROUM - (commence à se recroqueviller. Shkitt l'imite) Regarde-nous, Tougati, voilà ce que tu perds! Voilà! Ce visage! Ce dos! Ces genoux! Ces ultimes soubresauts sur terre avant de nous retrouver en dessous! (Kroum et Shkitt continue à se replier sur eux-mêmes. Soudain, Tougati commence lui aussi à se mettre en boule, comme s'il participait au jeu de ses amis, qui, eux, en réaction, se recroquevillent encore plus. D'un coup, Tougati se fige, inerte. Kroum et Shkitt s'arrêtent un instant, tentent encore un ou deux mouvements pour l'encourager, mais il ne réagit pas) Tougati? (un temps) Tougati, tu piges? Tu piges? (un temps) Tougati?

Arrivent en trombe Schibeugen et l'infirmière. Le médecin se penche sur Tougati, se redresse, lui recouvre le visage du drap et se tourne vers Kroum.

KROUM - (comme s'il se défendait) Ne me dites pas que... (il tente de se dérober) Ne me dites pas que...

SCHIBEUGEN - Il est mort. (Kroum s'arrête) Il est mort, il est passé du ressort de la médecine à celui du néant. Cet homme n'est plus rien. Les années où il a grandi, la nourriture qu'il a ingurgitée, les livres qu'il a lus, les médicaments qu'il a avalés, les rêves que son cerveau a tramés, la somme de travail et d'argent dépensés par ceux qui lui ont ouvert la voie, tout, tout cet investissement vient d'être réduit à néant. Et s'il a laissé quelque chose, ça aussi, c'est perdu.

KROUM - Il nous a quand même fait un peu rire.

SCHIBEUGEN - Rire? C'est ça, riez, vous ne perdez rien pour attendre! Vous aussi, vous sombrerez dans le néant.

Entre un infirmier, qui ressort avec le lit de Tougati. L'infirmière le suit. Schibeuge s'apprête à sortir.

KROUM - Docteur. (Schibeugen s'arrête) Excusez-moi, mais vous parlez comme un croque-mot. Vous êtes médecin. Vous devez laisser un espoir, peut-être pas aux morts, mais au moins aux vivants.

SCHIBEUGEN - C'est juste. Il vous reste un petit espoir.

KROUM - Vous voyez.

SCHIBEUGEN - L'épuisement.

KROUM - L'épuisement?

SCHIBEUGEN - Oui. C'est le petit espoir qui vous reste. L'épuisement. Ce qui vous guérira, en fin de compte, ce sera une incommensurable lassitude. Vous vieillirez, vous vous étiolerez, et avec la faiblesse viendra le repos. Certes, vous n'aurez pas la force de vous réjouir, mais pas celle non plus de crier, de protester ou de souffrir. Une douce sérénité vous enveloppera. Vous serez calme, calme, juste un petit moignon de vie déchue, repliée sur elle-même et bien ordonnée. Une épaisse couche de cendres recouvrira vos amours passées, présentes, inachevées, inaccessibles, et qui, de toute façon, vous auront renvoyés à votre solitude. Ensuite, doucement, très doucement, sans sursaut ni amertume, vous commencerez un jour à agoniser. Plus rien ne vous intéressera, ni l'agitation ambiante, ni Dieu, ni l'espoir, ni le sens à donner à votre vie. Il vous restera juste assez de force pour tourner vers l'avenir un regard fermé, un regard qui lui aussi se brouillera peu à peu. Jusqu'à ce que vous mouriez. Oui, misez sur l'épuisement.