* Qu'il est long le chemin, qu'il est long le chemin pour ne plus toucher terre *
Voici l’histoire d’Adèle.
Adèle avait un jour construit autour d’elle un mur d’airbags
avec des coussins d’air. L’idée lui était venue après un long jour de tempête
de plusieurs années : l’orage assourdissant lui avait brûlé les tympans,
et le vent en soufflant l’avait projetée contre des murs de briques, lui
égratignant la peau. A la fin de cette journée interminable, elle était rentrée
chez elle, trempée, le visage ruisselant, les cheveux emmêlés, et dans la
bouche un gout de sang. « C’en est trop », s’est-elle dit en se
voyant dans le miroir. Alors, pour se protéger des intempéries, elle a commencé
à gonfler des coussins d’air avec une pompe à vide. Elle a ensuite cousu entre
eux ces doux cubes transparents et a formé autour d’elle une citadelle
confortable qui la suivrait partout.
Tout cela a coûté à Adèle quelques mois de travail, mais
quand elle est sortie finalement, elle était enfin totalement hermétique aux
changements du temps. Elle appréciait le silence dans la rue et se laissait ballotter par le vent en souriant. Elle pouvait enfin se mêler à la foule sans
craindre d’être bousculée et les visages des gens qui l’effrayaient parfois
avant ne lui faisaient plus peur : derrière sa barricade de vide, le monde
entier paraissait différent. Le voile brumeux du plastique déformait les
silhouettes et floutait les regards même les plus perçants. Ses airbags plein
de vides la protégeaient de tout.
Mais ce qu’Adèle ne savait pas, c’est qu’il n’y pas de
combustion possible dans le vide, pas d’oxygène à enflammer et pas de chaleur à produire.
Ce qu’elle ne savait pas encore, c’est que le son non plus ne s’y propage pas,
et qu’il fallait dans son univers dire adieu aux voix et aux notes de musique. Avec
tout ça, Adèle a commencé à avoir froid – et puis à s’ennuyer aussi.
Elle s’est assise sur un banc pour y regarder les passants
et peut-être y attendre un signe. « Si quelqu’un me sourit », s’est-elle
dit, « j’enlèverai peut-être une bulle ». Ou encore : « Si
je vois un arc en ciel, je pourrai en conclure que la pluie est finie, et que
je peux sortir quelques heures ».
Mais Adèle avait oublié que toute sa vue était brouillée par
le plastique trouble. Adèle avait oublié que pour elle, les sourires n’étaient
plus qu’un vague trait sombre sur les visages des passants et que les arcs en
ciels étaient si pales qu’ils se confondaient aux nuages.
Adèle a attendu cent ans que quelque chose se passe, sans
que jamais rien n’arrive. Mais le jour de son millénaire, une boule acide est
remontée dans sa gorge pour éclater en un fou rire amer. Les éclats de son rire
sont allés se planter directement dans ses millions de coussins d’air qui ont
tous explosé simultanément. Cette réaction en chaîne a provoqué une bourrasque
et le vent s’est engouffré dans sa forteresse devenue un long tube plein de
trous.
Et puis, Adèle a disparu.
On l’a cherchée longtemps dans les arbres, sous le banc,
mais c’est bien plus loin qu’Adèle s’est envolée. Je l’ai vue la semaine dernière,
en apesanteur entre les étoiles, faisant pousser des nébuleuses en plantant sur
des météorites de la poussière interstellaire. Elle a refait se vie dans l’espace
sidérant et a aménagé son univers dans l’univers. Elle s’est taillée des draps
dans de la matière noire, et se couche tous les soirs sur la face cachée de la
Lune. Adèle s’est envolée avec tout ce qu’elle contenait de trop grand pour
notre petite Terre. Mais je ne suis pas triste, non : je sais qu’à présent
Adèle s’expand au rythme du système solaire et qu’elle ne songe plus à s’abriter
des explosions. Elle en recueille au contraire les débris pour modeler de
nouvelles planètes et permettre à tous ceux restés en bas là-bas de se
construire de nouveaux rêves.