"Si j'étais un objet, je serais une bouilloire électrique."
Je remonte doucement la pente de mon passé. Ce n'est pas le chemin des écoliers mais plutôt des sauts en sens inverse dans les traces qu'ont laissé mes pas.
Il y a d'abord le trajet bien connu, la place de la mairie. Je longe les stands de nourriture et la vitrine de la librairie - était-elle déjà là il y a cinq ans? L'odeur du poulet grillé, les épices, l'odeur des gens qui vivent pendant que je me concentre pour retenir le digicode. Deux passages piétons, consécutifs, la fontaine qui ne marche que l'été, et puis enfin, la rue boisée, en douce montée. Il y a toujours le même immeuble, et toujours la même fenêtre étrange où s'éparpillent des cris d'oiseaux. Je n'ai jamais regardé à l'intérieur, je n'ai jamais osé tourner la tête. Les pépiements sonnent comme le signal du départ vers la dernière ligne droite.
Vite. Réfléchir aux premiers mots à dire, comment engager la conversation, trouver le sujet du jour, le filet de sauvetage si mes mots me noient au lieu de couler. Dernier passage piéton, déjà. Et là, la porte vitrée. Le code n'a pas changé, l'étiquette "rez-de-chaussée gauche" non plus. J'avais oublié la rapidité avec laquelle il fallait se jeter sur la poignée, dès le bouton de l'interphone enfoncé. Mais je n'ai pas oublié le chemin ; avec lui me revient instinctivement la douce et réconfortante culpabilité de pousser la porte "entrée libre". Ici non plus, rien n'a changé. Même moquette, même fauteuil qu'on choisit toujours à l'identique, même livres qu'on fait semblant de lire, même radio qu'on n'écoute pas. Même bonhomme qui m'accueille avec un sourire aussi apaisant qu'angoissant, dans le même lieu, avec les mêmes paroles. Sur son visage défilent celui de mes frères, de mon père, des hommes que j'ai aimés, celui de ma mère, d'ancêtres lointains et d'amis proches, de connaissances perdues, retrouvées, oubliées à tout jamais.
Et derrière lui, là, tout au bout de ce chemin qui n'a pas changé, il y a moi, qui m'attend là depuis toujours.
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