* Mais aujourd'hui, je ressens l'ivresse du voyage, la liberté et le dégoût de la réalité et du quotidien... Je sais que tu connais ça.
Gros, gros bisous.
Matthie *
Gros, gros bisous.
Matthie *
TOUGATI - Kroum, je veux guérir, je veux guérir! Ce que j'ai connu jusqu'à présent, ça ne s'appelle pas vivre. Je me suis juste préparé, je n'ai fait que des projets, non, ça ne s'appelle pas vivre, ça ne s'appelle pas vivre. (tout bas) Plus je vais mal, plus je m'accroche à cette misérable existence. Comme une mouche à son tas d'ordures. Lamentable. (il pleure doucement) Qu'est-ce qu'on ne doit pas avaler avant de rendre l'âme! (un temps. Il s'arrête de pleurer) Et dehors? C'est le printemps? Evidemment! Si je suis à l'hôpital, comment est-ce que ça ne serait pas le printemps dehors?
KROUM - Il fait froid et gris. Un temps de chien.
TOUGATI - Arrête, je peux voir le soleil d'ici.
KROUM - Les nuages sont déjà en train de le couvrir.
TOUGATI - Le nombre de choses que je vais perdre si je meurs.
KROUM - Rien du tout.
TOUGATI - Oh, si, si!
KROUM - Tu ne perdras rien, Tougati, crois-moi? Regarde-nous, regarde notre vie, regarde tout ce temps que nous allons encore tirer - qu'est-ce que tu perds ?! Regarde notre quartier pourri. Nos femmes. Pense combien nous peinons pour gagner de l'argent, pour obtenir un petit quelque chose en plus ; pense à nos minables existences, qui manquent tellement de charme, de beauté, d'amour, oui, cet amour qu'on ne nous a pas appris à prendre même quand il nous est donné ; tu oublies toutes nos vaines agitations, nos quêtes interminables dans la nuit, nos éternelles hésitations - qu'est-ce que tu perds ?! Mais qu'est-ce que tu perds, Tougati ?!
TOUGATI - (sa voix se fait de plus en plus faible) Je perds, je perds...
KROUM - (commence à se recroqueviller. Shkitt l'imite) Regarde-nous, Tougati, voilà ce que tu perds! Voilà! Ce visage! Ce dos! Ces genoux! Ces ultimes soubresauts sur terre avant de nous retrouver en dessous! (Kroum et Shkitt continue à se replier sur eux-mêmes. Soudain, Tougati commence lui aussi à se mettre en boule, comme s'il participait au jeu de ses amis, qui, eux, en réaction, se recroquevillent encore plus. D'un coup, Tougati se fige, inerte. Kroum et Shkitt s'arrêtent un instant, tentent encore un ou deux mouvements pour l'encourager, mais il ne réagit pas) Tougati? (un temps) Tougati, tu piges? Tu piges? (un temps) Tougati?
Arrivent en trombe Schibeugen et l'infirmière. Le médecin se penche sur Tougati, se redresse, lui recouvre le visage du drap et se tourne vers Kroum.
KROUM - (comme s'il se défendait) Ne me dites pas que... (il tente de se dérober) Ne me dites pas que...
SCHIBEUGEN - Il est mort. (Kroum s'arrête) Il est mort, il est passé du ressort de la médecine à celui du néant. Cet homme n'est plus rien. Les années où il a grandi, la nourriture qu'il a ingurgitée, les livres qu'il a lus, les médicaments qu'il a avalés, les rêves que son cerveau a tramés, la somme de travail et d'argent dépensés par ceux qui lui ont ouvert la voie, tout, tout cet investissement vient d'être réduit à néant. Et s'il a laissé quelque chose, ça aussi, c'est perdu.
KROUM - Il nous a quand même fait un peu rire.
SCHIBEUGEN - Rire? C'est ça, riez, vous ne perdez rien pour attendre! Vous aussi, vous sombrerez dans le néant.
Entre un infirmier, qui ressort avec le lit de Tougati. L'infirmière le suit. Schibeuge s'apprête à sortir.
KROUM - Docteur. (Schibeugen s'arrête) Excusez-moi, mais vous parlez comme un croque-mot. Vous êtes médecin. Vous devez laisser un espoir, peut-être pas aux morts, mais au moins aux vivants.
SCHIBEUGEN - C'est juste. Il vous reste un petit espoir.
KROUM - Vous voyez.
SCHIBEUGEN - L'épuisement.
KROUM - L'épuisement?
SCHIBEUGEN - Oui. C'est le petit espoir qui vous reste. L'épuisement. Ce qui vous guérira, en fin de compte, ce sera une incommensurable lassitude. Vous vieillirez, vous vous étiolerez, et avec la faiblesse viendra le repos. Certes, vous n'aurez pas la force de vous réjouir, mais pas celle non plus de crier, de protester ou de souffrir. Une douce sérénité vous enveloppera. Vous serez calme, calme, juste un petit moignon de vie déchue, repliée sur elle-même et bien ordonnée. Une épaisse couche de cendres recouvrira vos amours passées, présentes, inachevées, inaccessibles, et qui, de toute façon, vous auront renvoyés à votre solitude. Ensuite, doucement, très doucement, sans sursaut ni amertume, vous commencerez un jour à agoniser. Plus rien ne vous intéressera, ni l'agitation ambiante, ni Dieu, ni l'espoir, ni le sens à donner à votre vie. Il vous restera juste assez de force pour tourner vers l'avenir un regard fermé, un regard qui lui aussi se brouillera peu à peu. Jusqu'à ce que vous mouriez. Oui, misez sur l'épuisement.
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