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mardi 1 septembre 2009

Rétrospective (vieux truc)

Pour Paul.

J'ai cinq ans et des traces de dents sur les genoux.
Je viens de comprendre ce qu'est la mort. C'est une seule phrase : "Elle ne sera peut-être pas là, la semaine prochaine."J'ai cinq ans, et je comprends que je n'aurais jamais la certitude d'être là la semaine prochaine. Qu'il nous faudra tous continuer à prévoir / planifier / construire / sans savoir, que nous sommes si faibles qu'il suffit d'un rien pour que nous ne soyons plus là la semaine prochaine.

J'ai onze ans et je balance ma chambre contre le mur d'en face. J'attrape je lance j'attrape je lance j'attrape je lance. Le mur ne bouge pas. Sourd. Muet.
Et je me dis : si je suis seule face au mur, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai treize ans et mon corps fait un bond en arrière de trois siècles. Désintégré en poussière, je ne me suffis plus à tenir rassemblés tous les monceaux de cendres. Momie roulée sur le tapis, je suis muséifiée dans un sarcophage qui doit arrêter le temps. Et le temps s'arrête, dans mes os comme dans ma tête. Le temps s'arrête.
Et je me dis : si mon corps brûle et que je ne respire plus, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai quinze ans et je suis ouverte en deux sans qu'on m'ait demandé mon avis. Mes chairs pourrissent - ça vient de ce qu'on y a trifouillé là au dedans, d'une plaie purulente et invisible qui coule coule coule qui ne s'arrête plus de couler qui ne s'arrêtera jamais et continuera de me mouiller toujours. Le savon ne suffit plus à faire partir l'odeur. On me sent à des kilomètres : je dégoûte les gens et rends fous les vautours.
Et je me dis : si je suis déjà une charogne, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai seize ans et je coule tant que je finis par me noyer. On construit un radeau pour partir en hurlant, pour me figer sur place et fuir la contagion.
Et je me dis : si je suis incurable, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai dix-sept ans et je m'accroche au dos d'un homme que je ne quitterai jamais. Je regarde sa nuque mais c'est la mienne qui se brise en l'escaladant pour regarder de l'autre côté. Je dégringole et découvre que je ne serais jamais assez propre pour être retenue entre deux bras, qu'il faudra toujours des substituts pour combler le manque que je ne comble pas.
Et je me dis : si je ne peux pas suffire à l'homme que j'aime comme je n'aimerais jamais plus, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai vingt et un ans et je mords tout ce que je peux. Je mords le sable, je mords les fjords, je mords un ange, je mords la pluie, je mords des cigarettes, je mords la terre, je mords la pluie encore, je mords du plasma, je mords, je mords, je mords, tout ce qui bouge je mords, tout ce qui passe je mords. Et je finis par mordre le divan pour ne plus mordre à m'en casser les dents.
Et je me dis : s'il me faut déjà un dentier, alors je ne serais sûrement plus là la semaine prochaine.

J'ai vingt-deux ans et je suis foudroyée sur place. Ruisselante, édentée, colonne cassée, je courbe l'échine sous la tempête et vois de la peau partir en lambeaux.
Mais cette fois, je sais que je serai là la semaine prochaine.
Alors je mords mes genoux en attendant.
Alors je mords mes genoux.

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