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mardi 22 septembre 2009

Se résoudre aux adieux - Philippe Besson

"Allez, assez des mensonges, assez des minables arrangements avec la vérité! Il y a ceci que j'ai fini par comprendre (ou plutôt par admettre tellement ça crevait les yeux), une évidence qui n'est pas à mon honneur, une réalité médiocre et indiscutable : cette écriture supposée t'être destinée, être tournée uniquement vers toi, dédiée, réduite à toi seul, n'avoir d'autre objet que de t'atteindre, oui, cette écriture-là, censément dépouillée de toute volonté autre, n'est évidemment qu'un acte profondément égoïste. Je sais bien, et depuis le début, qu'elle n'est que pour moi, cette écriture, que j'en suis l'émettrice et la destinataire, qu'elle va de moi à moi. Peu importe qu'elle soit sinueuse, qu'elle emprunte des chemins détournés, elle revient à son point de départ ; s'est-elle même départie de son immobilité? Mais n'est-ce pas là le lot de toute écriture? On n'écrit jamais pour les autres, jamais. On n'écrit que pour soi. On prétend dialoguer mais tout n'est que soliloques.

Les lieux eux-mêmes ne sont rien ; les voyages, les exils. Ils sont une simple diversion. Ils créent l'illusion du mouvement, le mirage d'une volonté, mais, quoi qu'on fasse, on demeure enraciné et cet enracinement est au chagrin. Même dans l'éloignement, on reste accroché à un point fixe et ce point fixe, c'est la détresse. Le changement de décor ne change rien. Puisqu'à la fin, ce qu'on regarde n'est pas au-dehors mais au-dedans.

Pardon, pardon pour le désordre de ma pensée. Voilà qu'après ce brusque accès de lucidité méchante, je souhaite revenir au terme étrange, employé tout à l'heure : "couple". Non, nous n'étions pas cela, cet attelage. Des couples, il y en avait tout à l'heure au wagon-restaurant. Je les ai vus. Certains se tenaient la main, ils célébraient peut-être quelque chose, le voyage en Orient-Express, c'était peut-être un cadeau, une ancienne promesse. D'autres ne se parlaient pas, sans que je puisse déterminer s'ils communiquaient ou s'ils s'ennuyaient. Je crois beaucoup à l'ennui dans les couples. D'autres enfin échangeaient des banalités : ils m'ont paru les plus intéressants. Les conversations ordinaires soudent, elles sont un ciment, ce n'est pas haïssable. Nous n'étions rien de tout cela, ou alors alternativement, ou encore par éclipses. Je ne prétends pas que nous étions meilleurs, je fais simplement remarquer que nous ne savions pas être comme eux, cela me plaisait, cela nous a condamnés.

Un couple, c'est exactement ce que tu as réussi à constituer avec Claire. Une chose ronde et rassurante, une pierre polie. Ne le nie pas.
Mais je persiste à ne pas envier cette existence-là. Et, quand la douleur de vous imaginer enlacés tous les deux m'assaille, il me suffit de penser à cette existence-là et la douleur se dissipe.
Oui, tu as bien lu : quelquefois, je songe à vos étreintes, je connais ton corps par coeur et je sais sa silhouette à elle, cela n'exige pas tellement d'imagination, je vois vos peaux se toucher, vos mains s'affoler, vos bouches se prendre, j'entends vos gémissements, vos efforts, cela me fait mal, tu ne peux pas savoir et alors j'ai ce truc infaillible : me rappeler que le prix à payer est cette existence-là, dont je n'aurais pas voulu. Ce n'est pas du dépit, c'est une certitude, une des seules qui me reste, alors ça passe, les images s'estompent, elles sont remplacées par d'autres où il ne manque que les grains de riz au sortir de l'église ou encore un landau qu'on pousse dans des parcs dominicaux, celles-là me font horreur.

Je dois être honnête : le truc n'est pas infaillible. Ou plus précisément il n'annule par la douleur, se contentant de la tenir en respect, un peu. Je pourrais dire aussi : il la transforme en élancement. Tu sais, le genre d'élancement qu'on ressent après les coupures qu'on se fait au doigt avec une feuille de papier, oui, parfois, on met de l'ordre à un paquet, on rassemble les feuilles; le doigt glisse sur la tranche, et on se taillade, ça n'a l'air de rien au début, ça brûle un peu, on porte le doigt à sa bouche, on avale la goutte de sang qui perle, on peste contre sa propre maladresse, on se dit : ce n'est rien, mais le lendemain, une petite cicatrice est ouverte, elle nous chauffe, chaque fois qu'on pose le doigt sur un objet, un stylo, la coupure se rappelle à nous, elle peut même finir par nous obséder, eh bien, là, c'est pareil."

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